J’ai encore trop bu hier soir, ma tronche est horrible ce matin. Mes cheveux châtains, d’habitude donnant cette impression de “désorganisé volontaire”, sont juste en bordel alors que je me regarde dans le miroir. Je fixe ma réflection dans les yeux, dont les iris sont de la même couleur que mes sourcils et la forêt vierge qui couronne ma tête… J’ai l’impression d’avoir grandit. Un rapide tour sous une toise -ne me demandez pas pourquoi j’en ai une dans ma salle de bain- m’indique que le mètre soixante-quinze ne me quitte pas. Tant qu’à faire, je grimpe sur la balance, confirmant l’éternité de mes soixante kilogrammes. Heureusement, j’ai réussi en sept ans à transformer une bonne partie de cette masse en muscles, mon physique étant beaucoup moins avantageux lors de mon arrivée ici. Comme toujours ma peau est très claire, décidément, impossible de bronzer dans ce corps. Je constate en regardant mes poignets que j’ai dormi avec mon bracelet, en or blanc avec le mot “Stelle” gravé sur une plaque, et ma montre. Au cas où, je porte ma main à mon cou, mais il semblerait que mon moi saoul ait eu la décence d’enlever mon collier, un ankh du même métal que mon bracelet. J’ai encore mes vêtements d’hier, qui sont assez froissés. Toujours un style simple, assez original mais sans attirer l’attention.
Ma gorge est sèche. Probablement parce que je fume trop, et je le sais. Enfin, ça m’aide à évacuer le stress du boulot. Et en plus, les gens du coin ont tendance à ne pas mourir, alors une cigarette de plus ou de moins ne peut pas faire de mal… L’écrasant dans un cendrier, je tente de me remémorer la soirée d’hier. Des bribes me reviennent. Quelqu’un me disant que je suis trop froid, sympa, certes, mais distant. Ou alors que mon travail prend trop de place dans ma vie. Trop sérieux. Calme, et juste, mais ferme. C’est une plutôt bonne description de moi, au final, bien que peu avantageuse. En même temps, il ne faut pas se mentir, mes seuls loisirs sont la lecture, souvent pour le boulot, et des activités physiques, judo, jogging et musculation. Ni très varié, ni très axé sur le partage. D’un autre côté, on ne peut pas dire que je sois très sociable, et ces hobbys sont un peu à mon image.

Je suis né en 1265. Ouais, ça fait un bail, maintenant qu’on est en, quoi, 2016 ? J’ai vécu à Florence, en Italie, pendant presque quarante ans. A l’époque, les coutumes étaient plutôt… différentes. Je me suis retrouvé marié à 12 ans. On n’avait pas de jeunesse, à l’époque. Seulement, un peu avant, j’avais rencontré Béatrice, une magnifique -jeune- femme, que j’ai toujours considérée comme l’amour de ma vie. Mon ancienne vie, du moins. Elle m’a été volée, et est décédée beaucoup trop vite. Que voulez vous, la vie à l'époque, c’était court. Après, j’ai écrit. Entre autres, mon oeuvre majeure fut la Commedia, une sorte de récit de voyage en au-delà en trois volumes. J’ai été assez flatté, en arrivant ici, d’apprendre que pour cela on me considère comme le père de la langue italienne, au même titre que Molière ou Shakespeare chez eux. Et ensuite, ils m’ont banni. Je m’étais engagé politiquement, et j’aurais mieux fait de rester à l’écart de toutes ces péripéties. A cause de cela, on m’a pris tout mes biens, et j’ai été condamné à m’exiler de Florence, ma ville, ma patrie, pour échapper au bûcher. Le quatorzième siècle, une époque très appréciable, accueillante… Je n’ai pas renoncé tout de suite à revenir, mais le voyage m’a appelé, constatant que reprendre Florence aurait été au-delà de mes moyens. L’Italie, la France, l’Italie à nouveau. Une des maladies de l’époque finit par me tuer, en 1321.
Pendant ce qui m’a semblé être quelques secondes, du noir. Je me souviens que j’ai été déçu de ne pas me retrouver au Paradis, en Enfer, ou au moins au Purgatoire. Puis je me réveille, sept siècles plus tard. Coïncidence ou pas, mon arrivée ici s’est produite seulement quelques jours après que les Florentins se soient décidés à révoquer mon bannissement. Ils auront mis le temps… Au final, je me retrouve à Pandore, dans un royaume de progrès, de lumière, l’information circulant au bout des doigts de n’importe qui. Je me demande encore si c’est ça, le Paradis. Pas de Dieu, apparemment, mais de la technologie à outrance. J’ai eu un peu de mal à m’adapter. De la charrette à la voiture, du cheval au moteur, du pigeon au SMS, tout est tellement différent. Enfin, en sept ans, presque huit, mon intégration est un succès, j’ai trouvé un travail stable, et la population masculine de l’endroit, je dois l’avouer, ne me déplaît pas...