On dit de moi que je suis • opiniâtre ϟ exigeant ϟ calme ϟ doué pour traiter les maux ϟ loyal ϟ minutieux ϟ protecteur ϟ introverti ϟ grognon ϟ musicien dans l'âme ϟ franc  ϟ sévère ϟ cynique ϟ bon conteur ϟ grande mémoire ϟ expérimenté ϟ efficace ϟ assidu ϟ vaillant ϟ attentionné ϟ altruiste ϟ réceptif ϟ intéressé ϟ passionné ϟ mais peu émotif ϟ mature ϟ réaliste ϟ observateur ϟ indépendant ϟ endurant ϟ explorateur ϟ sage ϟ complexé par sa taille ϟ peu influençable ϟ vieux jeu ϟ attiré par la nature ϟ parle peu de lui ϟ rancunier ϟ cultivé ϟ alerte ϟ perspicace ϟ maladroit sentimental


Mais au premier abord je suis • d'une petite taille bien souvent gênante, bafouant l'orgueil de mon physique passé, devant à présent me casser le cou pour discuter. Autrefois imposant, l'ours blanc que j'étais n'est désormais qu'un humain, dépouillé de sa fourrure, de sa chaleur. Je me souviens encore de la sensation du sol gelé, sous mes pattes endurcies au froid. Quatre, elles ne sont plus que deux, foulant les rues à l'intérieur d'une protection de cuir qui m'oppresse plus qu'autre chose. Ainsi, dans mes moments solitaires, il n'est pas rare de me voir pied nu, à me plaire au contact direct avec la terre. Malgré la douzaine d'année passée dans cette nouvelle vie, je me fascine encore de la légèreté de ce corps, ces jambes minces et pâles parvenant à courir à travers le vent. Et ce corps si fragile, aux muscles simples et endurants, qui encore aujourd'hui, me font craindre de le briser au moindre choc.

Lorsque la glace me renvoie le reflet de mon existence, je réalise à quel point il m'est dur de sourire, mes lèvres neutres, parfois bêtes et mes yeux sombres comme une nuit voilée, sévères et scrutateurs. Je ne suis pas asocial, pas aux dernières nouvelles, mais depuis la nuit des temps, mon visage ne reflète qu'une exigence parfois bien pénible je l'avoue. Pâle et encadré par mes cheveux courts, d'un noir de jais, il semble tuer la moindre farce. Mais je sais rire, je sais sourire, je sais être surpris. Seulement l'ours seul dans la plaine glacée n'a pas eu le temps de l'expérimenter et son visage en est resté gelé. 

J'ai gardé de ma vie d'autrefois • une peau d'ours, à la tête fine et au corps immense. C'est la mienne, ma peau. Lorsque je la revêts, recouvrant mes cheveux noirs de sa tête, je retrouve ma carrure imposante, les lourdes pattes qui ont été miennes et les capacités physiques et mentales de l'esprit de l'Ours blanc. Je redeviens l'animal. Mais lorsque cette peau se revêt par un autre que moi, elle enveloppe l'utilisateur dans une grande chaleur qui protège le corps des plus grands froids.

Vert.

Je crois, lorsque je reviens en arrière dans mes souvenirs, que c'est la première couleur qui a éclairé mon regard. L'aurore boréale a recouvert la nuit étoilée comme un drap de soie et a salué ma naissance. Muette et éclatante, elle a été la seule présence qui m'a permis de ne pas ressentir la solitude. Ne pas en faire ma première amie.  L'aurore boréale sera toujours ce que j'aurai de plus marquant, de plus cher. Une mère muette. Une gardienne immense.

Je ne suis pas humain.

Un jour, la poussière des étoiles, la neige, l'imaginaire et les voix à travers le Nord se sont unis dans une tempête glaciale, courant sur les plaines arctiques et au plus profond de son cœur j'ai vu le jour, la tête levée vers le ciel. Je n'ai pas eu besoin de chercher ni de comprendre et encore moins de demander. Je savais, à ma naissance, ce que je devais faire, qui j'étais et d'où je venais. Nanuq, l'Ours parmi les ours, le protecteur, le bienveillant. Et depuis les plus vieux jours du Nunavut, l'esprit que je suis a parcouru le froid, craint et respecté.

Je guettais le moindre chasseur, la moindre famine, la moindre cruauté et lorsque les petits hommes du Nord se montraient trop avides, mon esprit furieux, blessé et insulté ne laissait aucune pitié. Les ours, mon peuple, s'éloignaient alors, loin de la portée des chasseurs jusqu'à ce que dans leur recherche ils s'épuisent et rebroussent chemin... ou meurent dans leur quête. Leurs vivres si importantes, si grasses, si nourrissantes ne leur apporteraient rien, rien jusqu'à ce que leur comportement s'assagisse. Il n'y avait pas de place pour l'homme ambitieux et irréfléchi, dans le Nord qui croquait sans remords l'imprudent.

Mais lorsque celui-ci, sous les yeux guetteurs des esprits, savait faire preuve d'une grande sagesse et d'une grande prouesse, le Caribou, le Loup et l'Ours donnaient leur vie pour la préservation de l'existence de ces petits hommes, afin qu'ils ne s'éteignent pas éternellement dans les neiges désertiques. Les esprits que nous sommes ne sont pas cruels. Nous aimons nos créateurs tout comme ceux-ci nous aiment. À leur façon. Nous leur devons notre existence, nos pouvoirs, notre raison de vivre. Nous sommes les gardiens de la nature arctique, les émissaires entre l'animal et l'homme et sans nous, les bons chasseurs ne pourraient nourrir leur famille. La communication spirituelle était vitale.

Je suis, quant à moi, l'un des piliers de ces croyances nordiques. Prédateur égal à l'homme, je suis son rival, son sauveur. J'ai longtemps aidé les âmes égarées, apeurées et désespérées. Je leur apparaissais, doux, calme, prenant le chemin de leur village, les réchauffant contre ma fourrure, sous l'aurore boréale qui nous veillait. J'ai guidé le monde et porté ma force, ma puissance aux chamans. Doté de la parole, je leur transmettais la sagesse des anciens qui, à leur tour, la partageaient à leur peuple.

Un an. Dix ans. Cent ans. Mille ans. Six mille... Moi qui suis né pour préserver l'homme du froid, lui apporter nourriture et l'élever parmi les esprits, j'ai rempli mon rôle de pilier durant six mille ans. Pendant toutes ces années, l'importance grandissante qu'on m'apportait suffisait à me faire vivre, à me rendre fort. Les voyageurs me trouvaient sur leur route, la tempête s'écartant à mon passage. Mon ingéniosité profitait aux hommes qui, longtemps et encore aujourd'hui imitent mes techniques de chasse. J'ai tué pour la survie, j'ai tué afin de punir. Et Nanuq est resté gravé dans les esprits des générations passées et présentes.

Mais il n'est plus ce que je suis.

Il a changé.

On a gravé et sculpté des ours à travers tout le Nord. Ils ont un succès grandiose, les touristes les désirent, ils dansent, ils marchent, ils se dressent...

Mais ce n'est pas moi. En seulement quelques siècles, les hommes du Nord ont changé. Ceux qui, autrefois, nous avaient mis au monde pour leur propre survie dans une terre inconnue, ne sont plus. La terre ne leur est plus inconnue, les traditions restent, mais se perdent. Les outils se transforment. Nanuq n'est plus qu'un ours parmi les ours.

Moi, on m'oublie. Toute l'importance que j'avais n'est plus la même. On m'aime parce que je suis un animal majestueux, imposant, rival. Mais je ne les guide plus, je ne leur transmets plus la sagesse. Les hommes sont devenus indépendants et mon peuple peine. L'ours blanc n'est que le signe du Nord et en extinction, un jour il ne respirera plus.

Mon propre corps faiblit, l'aurore boréale continue d'étendre son drap de soie à travers tout le ciel et devant les étoiles. Cependant, j'ai perdu toute mes forces, toute mon existence. Je ne vis que faiblement, à travers des sculptures rappelant un passé changé. Et lorsque j'arrive à approcher ces villages qui m'étaient familiers, je n'entrevois qu'une pâle partie de moi, une surface.

J'ai abandonné. Mon peuple abusivement chassé et au territoire qui s'amenuise se retrouve seul, mais que puis-je faire? Je n'ai plus cette force ancienne, mon esprit ne peut protéger des balles et des braconniers. L'homme ne m'appelle plus, il n'a plus besoin de moi. Alors que j'ai encore besoin de lui. Mais sans nécessité, je ne peux agir. À présent, ils auraient peur de moi.

Et j'ai fui, loin, invisible.

C'est à ce moment, qu'elle m'est venue, cette terrible amie que l'on craint tous, autant que la mort, autant que les souffrances. Elle est venue me voir, comme une dernière présence avant que la mémoire ne m'efface, ne cède la place à une autre entité que moi. La solitude a été ma dernière compagne, car l'ultime soir passé en terre blanche était dépourvu d'aurore. J'ai déposé ma tête sur la neige, j'ai roulé mon corps et fermé les yeux, attendant un jour nouveau.

Je ne me suis pas réveillé.


Chaud.

Le soleil caresse ma peau, me sortant d'un rêve noir et vide. Mes yeux papillotent avant de se fermer brusquement, aveuglés par la lumière astrale. Je me sens léger, étrange et mon corps étendu sur le sol gémit des courbatures qu'il subit. Lorsque je rouvre mon regard, un poil noir, épais, pend devant mon visage. En voulant le repousser je tends la patte... ma patte anciennement blanche composée à ce moment de cinq doigts humains à la peau pêche.

De cinq doigts humains...

Je me souviens parfaitement de la peur ressentie, de mon cœur ratant un battement et de l'expression horrifiée qui a peint mon visage.

Mon visage.

Humain, sensible, vulnérable au soleil. Mon visage au nez centré, aux yeux petits, aux lèvres formant un relief. Mon visage ayant attrapé un coup de soleil.

L'Ours. Où est passé l'Ours que j'étais. Mon poil, mon museau, mes crocs, ma résistance... Que suis-je? Qu'est-ce que je fais dans un physique pareil? Les hommes, ce n'est pas moi, c'est eux.

J'ai tâté mes joues, tiré sur mes cheveux, bougé les bras, mordu ma peau... j'ai tout fait, dans l'espoir de comprendre. Car cette fois si, je me suis réveillé sans savoir la raison de ma nouvelle existence. Je n'ai pas saisi mon corps, j'ai regardé autour de moi... et mes yeux se sont posés sur ma peau. Là, à mes côtés, blanche, dépouillée de ses os, de ses organes. Immense. J'ai constaté pour la première fois que j'étais un géant naturel et en toute vérité, j'ai paniqué.


Cela fait maintenant douze ans, que Pandore m'a ramené à la vie. Douze ans que je me débrouille, confondant mes instincts animals et mon comportement humain.

Je crois que je peux dire que le premier jour de ma vie a été éprouvant. Particulièrement éprouvant et je comprends pourquoi, certaines fois, l'homme souhaite devenir animal.